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L'innerview du nez de Cartier

L'innerview du nez de Cartier



Dignité
La dignité est pour moi une des valeurs les plus importantes. Etre digne des attentes qu’on crée, digne de l’image de sa Maison de luxe, et digne du mot « luxe » tout simplement. Dignité, c’est le maître-mot de mon travail. Etre digne d’être considérée comme une artiste.
A dignité j’associe filiation et création.

Filiation
La filiation, c’est s’inscrire dans les grands créateurs qui m’ont précédée. Il est très important d’avoir compris, d’avoir digéré, d’avoir intégré toute l’histoire de la parfumerie pour que tout cela continue à exister.
Aujourd’hui, le marché du parfum est devenu presque monocorde et hygiéniste, comme s’il y avait une censure. C’est un des effets négatifs du marketing, car il y a un cercle vicieux qui fait que quand un jus marche, on considère que c’est ce qui plaît, donc on refait un petit peu la même chose et obligatoirement ça remarche car ça devient familier… Ainsi, petit à petit s’installe une consanguinité sur le marché qui fait que tout se ressemble avec une redondance systématique des mêmes accords.
Dans les années 50, 60, 70, les gens pouvaient se parfumer de manière beaucoup moins sexiste et de manière beaucoup moins hygiéniste. Il y avait des parfums pour hommes qui étaient beaucoup plus épicés, beaucoup plus chauds, beaucoup plus sensuels, alors qu’aujourd’hui ils sont soit boisés, soit hespéridés. On n’est pas dans l’extrême sensualité, comme ce qu’on peut proposer aux femmes qui, elles, n’ont que ça. Ce n’est que par la connaissance des parfums qui ont existé et du travail des grands parfumeurs que l’on peut garder une distance vis-à-vis de notre époque.
C’est ce que j’essaie de faire avec « les heures de parfum », montrer ce que la parfumerie pourrait être, aurait pu être, pourrait redevenir. C’est une parfumerie qui n’est pas sexuée, c’est une parfumerie qui se promène dans toutes les variations olfactives, dans tous les domaines olfactifs, c’est une parfumerie qui ne repose pas que sur la qualité des ingrédients. Cette collection, c’est un peu un manifeste par rapport à tout ce qu’on s’est dit, c’est mon manifeste.
A filiation j’associe temps.

Création
La création est quelque chose de très noble, de très fort, et on ne peut pas la bâcler. Quand on est à un poste comme le mien, on doit porter la création, on doit avoir ça dans les tripes, et on doit toujours travailler sous cette enseigne. Si on est là juste pour refaire, pour se contenter de l’existant, pour regarder ce que font les autres en permanence, on n’est pas digne d’être appelé « un créateur ».
Un parfum qui n’apporte rien au marché n’est pas digne de sortir sur le marché. Pourtant il y en a des centaines et des centaines qui sortent tous les jours et qui n’apportent strictement rien. Je respecte d’autres visions, d’autres positionnements, mais quand on est un créateur de luxe, on doit surprendre, on doit offrir des choses qui n’ont pas déjà existé, qui donnent du plaisir, qui renouvellent, qui font avancer le secteur dans lequel on travaille.
A création j’associe sacerdoce et vision.

 

Temps
Le temps pour moi, c’est le luxe à l’état pur. Le temps est l’ingrédient sine qua non de la création. Avoir du temps pour aboutir, pour se perdre dans le labyrinthe avant d’en trouver la sortie… Donc moi j’essaie toujours de prendre mon temps, de gagner du temps, de me battre pour le temps.
Mais il y a aussi un autre aspect du temps, c’est que le parfum évolue en fonction du temps. Scientifiquement parlant, le parfum est un mélange de molécules et chaque molécule, quand elle est mise dans l’alcool, a une caractéristique qui est comme son point de fusion : le temps qu’elle va mettre à s’évaporer et disparaître. Un parfum, c’est la résultante de toutes ces molécules qui sont en permanence en train de s’envoler. Donc quand on sent un parfum à un temps zéro, il ressemble à quelque chose, et cinq minutes plus tard il y a déjà quelques molécules qui se sont envolées, et au bout d’une heure il y a beaucoup de molécules qui sont parties… l’odeur du parfum ne cesse donc d’évoluer au cours du temps.
Dans « les heures de parfums », nous travaillons sur toute la durée de vie du parfum. Il y a des notes qui tiennent car c’est leur nature, il y a des notes qui ne tiennent pas car c’est leur nature. Si on fait une note hespéridée, avec des ingrédients qui ont tous une volatilité assez forte, on sait qu’elle ne tiendra pas longtemps. Je trouve que c’est important, car c’est aussi une manière de donner à comprendre le parfum, que de dire aux gens : « oui, les notes hespéridées, ce sont les premières minutes du parfum, ça va durer un quart d’heure, une demi-heure pas plus et après c’est autre chose… ». C’est la nature du parfum d’évoluer. J’ai donc décidé – cela va être fait dans toutes nos boutiques – de faire sentir « les heures de parfums » de manière adéquate, à plusieurs étapes de la vie du parfum, depuis le moment où on le spray la première fois jusqu’au sillage que les gens laisseront derrière eux avec les notes de fond.

 

Sacerdoce
Le sacerdoce, c’est tout le côté très décourageant de la création, de la recherche. C’est remettre tous les matins son travail en question. Le métier de parfumeur, c’est un métier dans lequel on cherche longtemps. Ça s’apparente vraiment à la recherche scientifique, où il faut des années pour vraiment trouver quelque chose sur lequel on travaille depuis des mois. En parfumerie, on cherche beaucoup et on trouve rarement.
A sacerdoce j'associe recherche.

Vision
Ma vision de ce métier est décrite par tous les mots évoqués ici. Pour moi, la création doit être reine. Il ne faut pas faire trop de compromis. On doit être digne de l’appellation de parfumeur. C’est un immense privilège que d’avoir le droit de mettre dans un flacon ce qui va être vendu à des millions d’exemplaires, un parfum qui va représenter une Maison et qui va parer olfactivement des milliers, voire des millions de personnes... On doit prendre ce privilège avec gravité en respectant autant ceux à qui on s’adresse que ceux par qui on s’exprime. Pour cela, il faut proposer des choses inédites. Si on n’a rien à dire, si c’est pour dire la même chose que tout le monde et mettre le même jus dans un flacon différent sous un nom différent, alors pour moi on n’a pas sa place.
A vision j’associe intransigeance.

Recherche
On cherche des nouveaux accords, des effets. On cherche de la nouveauté aussi. On part avec dans la tête quelque chose de fini. Ensuite, toute la difficulté est d’arriver à rendre réelle cette odeur dans un flacon de manière à ce que tout le monde puisse la percevoir. Mais le chemin qui mènera de l’idée à la réalité est totalement mystérieux. Personne ne peut vous le donner.
Il va falloir chercher dans la palette du parfumeur, où il y a entre 1000 et 3000 ingrédients, et trouver la bonne combinaison de 20 ou 100. Il n’y a pas de règles, pas de principes, il n’y a pas de trucs. On sait qu’on va errer pendant des mois et que finalement, on va être obligé de faire des concessions, mais lesquelles ? C’est vraiment à chaque fois un chemin initiatique avec des renoncements, des énergies… C’est là qu’il y a une forme de sacerdoce : à chaque fois on part comme vers quelque chose d’obscur et on sait qu’on va souffrir, qu’il y aura aussi des moments de joie, mais qu’en tout cas il y aura de l’errance.
Cela prend des mois, souvent une année entière. L’errance est parfois créatrice et parfois elle est tout à fait stérile. Il y a tout un temps de maturation intellectuelle, des temps pour renoncer, des temps pour avoir des idées, pour trouver peut-être comment contourner les obstacles. Un parfum n’est jamais vraiment fini. On peut toujours y travailler et en tirer des enseignements. Dans l’idéal, il faudrait que ça prenne des années…
A recherche j’associe errance et joie.

Intransigeance
La vision personnelle que l’on a de ce métier est assez primale. On ne la choisit pas vraiment, on en hérite d’une éducation, d’un vécu, d’un début de carrière... Ensuite, elle est tellement viscérale qu’on se bat pour cette vision, pour qu’elle existe, pour qu’elle ait raison. Pour y arriver, il faut être intransigeant, car c’est sur toute une carrière, toute une présence dans une Maison, que l’on doit essayer de creuser son sillon pour qu’un jour sa vision se réalise.

Errance
En parfumerie, quand on s’apprête à créer un nouveau parfum, on sait comment on le voudrait, on sait ce qu’on voudrait faire avec, il y a plein de choses qui sont au départ dans le brief, dans la vision qu’on a de ce nouveau projet, et puis on a une espèce de phare qui représente ce qu’on veut mettre dans le flacon, ce à quoi on veut arriver. Ensuite, on pourrait croire qu’on est sur la mer et que l’on va avancer tout droit, en tenant bien son gouvernail et ne jamais dévier, mais c’est là que l’on s’aperçoit qu’on est en fait dans un labyrinthe dans lequel on va errer comme une âme en peine... On cherche alors inlassablement le chemin vers le phare avec des moments de grand découragement. On se dit qu’on ne va pas avoir assez de force, qu’on a tout essayé… On a le sentiment de s’être fourvoyé, ou d’avoir eu trop confiance en soi, et qu’il faut bien se rendre à l’évidence, que cette fois-ci on n’y arrivera pas parce qu’on a été trop audacieux.
Heureusement, je suis d’un optimisme indécrottable, comme dirait ma mère, et donc je garde toujours espoir. Je continue d’essayer même quand je suis découragée, car si on abandonne on est sûr que l’on n’y arrivera pas ! Pour l’instant j’ai toujours eu raison de continuer.

Joie
La joie, c’est la joie de trouver ! C’est la joie aussi de pouvoir donner du plaisir. Quand on trouve enfin cette idée qu’on a eue, qui est novatrice, qui est agréable au nez, on sait qu’elle va obligatoirement donner du plaisir, que ça va emporter olfactivement les âmes. Ça c’est un immense privilège.
A joie j’associe odeur, plaisir et justification.

Odeur
Il n’y a pas de bonnes odeurs universelles. La parfumerie est faite d’énormément de mauvaises odeurs et dans toute odeur dite « bonne » sommeillent souvent d’horribles notes fécales, ou de putréfaction… Il n’y a rien d’objectif. Suivant les cultures, on peut considérer une même odeur comme extrêmement délicate ou complètement de bas-étage. C’est passionnant !
J’ai débuté dans ma formation chez Guerlain, qui est une des maisons qui prend racine le plus loin dans la parfumerie. J’ai ainsi eu la chance de découvrir l’histoire de la parfumerie, et ses ingrédients historiques. Aujourd’hui, ils sont présents dans ma parfumerie, mais ce n’est pas le cas de toute la parfumerie. Aujourd’hui, on est dans un marché et dans une parfumerie tellement « hygiénisante », tellement désincarnée, déshumanisée, dénaturée qu’on assiste à tout ce « fruitage » vraiment désespérant. On croit que c’est une façon d’accéder à un marché plus large. Mais moi je crois que c’est voir les choses un peu par le petit bout de la lorgnette. Ça ne fait pas venir plus de monde que de proposer systématiquement un type d’odeur. C’est au contraire éduquer des générations à considérer que le parfum, si ça ne sent pas la framboise ou la cerise, ce n’est pas du parfum. Donc, c’est se tirer une balle dans le pied pour les générations à venir.

Plaisir
La joie de mon métier, c’est le plaisir que je peux apporter et susciter chez les gens qui sentent mes parfums. Le plaisir que je peux donner est la seule chose qui compte. Finalement, même s’il y a l’esthétique, la dignité de la création, etc., la finalité chez l’autre c’est le plaisir, et c’est la seule chose qui reste à la fin. Le plaisir de l’étonnement, le plaisir de la surprise et le plaisir du voyage.
Le plaisir qu’on a dans un parfum, c’est un mélange de deux choses presque incompatibles : la découverte de quelque chose d’inédit, et la familiarité de notes qui rappellent des souvenirs. Il faut arriver à surprendre et à rassurer en même temps. J’aime ce genre de défi.

Justification
La vraie justification, la gratification du métier de parfumeur, c’est le plaisir des autres. C’est ce qui fait que je suis heureuse de faire ce métier.
Ce matin, dans la cour, j’ai croisé quelqu’un des évènements qui m’a dit : « Ah, tu sais, c’est génial, j’ai offert Déclaration d’un soir, tout le monde l’adore ! » Moi, ça me donne des « barres de vie » d’entendre ça, des « barres d’énergie », comme dans un jeu vidéo. C’est important parce que mon métier est parfois fastidieux, long, décourageant aussi. Mais quand je sais que je donne du plaisir je m’illumine, je me regonfle.
Il m’arrive parfois de croiser quelqu’un qui porte un de mes parfums. En général je ne dis rien, car les gens ont une vision du parfumeur comme de quelqu’un d’un peu mystérieux, qui ne mène pas la même vie qu’eux. Alors si je dis à quelqu’un : « en fait, c’est moi qui ai fait ton parfum », je pense que ça va le décevoir. De toutes les façons, la plupart du temps les gens ne me croient pas...
Il m’est arrivé seulement quatre ou cinq fois d’avouer à quelqu’un qu’elle porte mon parfum. Récemment, c’était la maman d’une copine de ma fille qui porte Pamplelune depuis toujours. La première fois qu’on en a parlé, c’était assez magique car c’est quelqu’un que je connais depuis longtemps, mais à qui je n’avais rien dit jusque-là. Et puis, un jour, on a parlé parfum et je lui ai dit. C’était drôle car il y a eu à cet instant un mélange d’émotion, de surprise et en même temps de gêne. C’était très touchant.
 

 

 

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