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La complexité des êtres vivants est une chose simple

La complexité des êtres vivants est une chose simple


Biologiste de profession, chercheur au CNRS durant plus de quarante ans, j’ai travaillé sur les organismes vivants, qui sont sans doute parmi les systèmes les plus complexes qu’il nous soit donné d’étudier. Cette activité m’a amené à proposer un modèle, paradoxalement relativement simple, concernant l’architecture de ces systèmes et la manière dont ils sont construits. C’est ce modèle, dit de la « complexité en mosaïque », que je voudrais résumer ici en quelques mots.

 

 

Les mosaïques du vivant

 

Tout le monde sait ce que sont les mosaïques, au sens artistique du terme. Ce sont des images qui, lorsqu’on y regarde de plus près, sont composées de petits éléments, les tesselles, qui conservent leurs caractéristiques de couleur, de forme ou de brillance. La complexité des organismes vivants résulte, de la même manière, de l’addition de petits éléments qui vont constituer des ensembles plus vastes tout en conservant leurs propriétés et une certaine autonomie de fonctionnement par rapport au « tout » qu’ils constituent.

 

Il en est ainsi des cellules qui constituent un organe. Et des organes qui constituent un organisme. Et des individus qui constituent une population. On pourrait multiplier les exemples. On remarque que ces mosaïques sont en fait « emboîtées » les unes dans les autres pour constituer les « étages » du vivant : organites cellulaires, puis cellules, puis tissus, puis organes, puis organismes, puis populations… On peut aussi remarquer que, dans certains ensembles, les éléments sont simplement « juxtaposés » et ont tous la même fonction. C’est le cas des cellules d’un même tissu, ou des polypes qui constituent un récif corallien, ou, à quelques détails près, des anneaux qui forment un ver de terre, voire même de deux « frères siamois ». Dans d’autres cas, les éléments sont beaucoup plus « intégrés », comme les modules segmentés qui constituent le corps des embryons et qui, chez l’adulte, n’apparaissent plus que de manière discrète ou partielle, comme les « anneaux » de l’abdomen des insectes ou la segmentation des côtes et des vertèbres chez les êtres humains.

 

Les colonies d’insectes ou les sociétés de primates (y compris, avec ses particularités dont on ne débattra pas ici, les sociétés humaines) constituent aussi des exemples de mosaïques d’individus remarquablement intégrées et où les différents individus occupent des fonctions différentes et complémentaires : ouvrières, mâles ou reines chez les abeilles, médecins, professeurs, cultivateurs ou ministres chez les humains ! Dans le cas de l’espèce humaine, l’autonomie substantielle des parties (les individus) par rapport au « tout » (la société) est le signe de notre liberté sur le plan social et politique.

 

La base théorique du modèle proposé est que l’intégration en mosaïque fait suite à une première phase de juxtaposition, c’est-à-dire que les cellules subissent une phase de juxtaposition de cellules identiques avant de donner des structures plus intégrées ou que les individus d’une espèce constituent des populations juxtaposées (cela s’appelle des « foules »), où tous les individus ont des fonctions identiques avant de pouvoir constituer des sociétés plus intégrées, où les individus occupent des fonctions différentes.

 

 

L’exemple du cerveau

 

D’innombrables exemples de structures en mosaïque, résultant de l’application répétée de ces principes de juxtaposition d’éléments du même ordre de complexité puis d’intégration dans des éléments d’ordre supérieur, qui comprennent alors les premiers comme des parties un peu autonomes, peuvent être décrits dans l’anatomie des êtres vivants, et même dans la structure de leurs gènes. Donnons quelques exemples en ce qui concerne notre « cerveau » (dans l’acception populaire du terme, qui correspond à ce qu’on appelle, en science, l’« encéphale »).

 

A son origine, le cerveau est une juxtaposition de cinq « vésicules » aisément identifiables chez l’embryon, ou même chez des vertébrés moins évolués anatomiquement, comme les poissons. Chez les oiseaux et les mammifères, ces cinq vésicules s’intègrent ensuite « en mosaïque » pour donner l’organe complexe que nous connaissons. Si nous nous intéressons maintenant à la portion la plus importante du cerveau, le cortex cérébral, nous constatons qu’il se subdivise en deux « hémisphères », droit et gauche. Chez les vertébrés les moins évolués anatomiquement, comme les poissons ou les reptiles, ces deux hémisphères sont simplement « juxtaposés » : ils ont des fonctions identiques, chacun contrôlant une moitié du corps. Chez certains mammifères et certains oiseaux, ils s’intègrent l’un avec l’autre pour acquérir des fonctions propres. C’est particulièrement frappant pour le cerveau humain, où les deux hémisphères, tout en conservant une certaine indépendance de fonctionnement, contrôlent des fonctions très différentes et complémentaires : schématiquement, chez les sujets droitiers, le langage et la pensée abstraite ou analytique pour l’hémisphère gauche, la perception des formes et les vues synthétiques pour l’hémisphère droit. En ce sens, on pourrait parler ici d’une mosaïque réduite à deux éléments, à deux tesselles. On touche d’ailleurs ici au processus de la pensée, sur lequel on va revenir dans un instant.

 

Enfin, les tissus qui recouvrent ces deux hémisphères sont constitués d’une collection d’aires spécialisées : aire de la vision, aire du toucher, aire de l’audition, aire de la compréhension du langage parlé, du langage écrit, aire de l’expression orale, de l’écriture, etc. Ces aires sont partiellement autonomes et juxtaposées, partiellement intégrées dans le fonctionnement cérébral. Elles constituent sans doute la meilleure illustration possible du modèle de complexité en mosaïque.

 

 

Des applications à la pensée

 

Le biologiste Jacques Monod avait déjà remarqué que la pensée possédait certaines propriétés des êtres vivants : « Les idées ont conservé certaines propriétés des organismes. Comme eux elles ont tendance à perpétuer leur structure et à la multiplier, comme eux elles peuvent fusionner, recombiner, ségréguer leur contenu, comme eux enfin elles évoluent et dans cette évolution la sélection, sans aucun doute, joue un grand rôle. » (Le hasard et la nécessité, Editions du Seuil, Paris, 1970). On peut montrer que des structures en mosaïques existent pour les principales fonctions mentales. Nous citerons ici la mémoire, la conscience et le langage.

 

Nous avons l’impression que notre mémoire est un ensemble unitaire. Il n’en est rien. Notre mémoire est un ensemble, assez disparate, de capacités acquises par nos ancêtres animaux au fur et à mesure de l’évolution des espèces : habituations, conditionnements, mémoires spatiales, mémoires cognitives, et bien d’autres. Ces aptitudes sont largement « juxtaposées » et faiblement « intégrées ». De même, nous avons l’impression d’une grande unité de notre conscience, mais diverses expériences montrent que cette impression est illusoire. Le meilleur exemple à ce propos est sans doute fourni par les patients dits « à cerveau dédoublé ». Ces sujets ont subi, pour des raisons accidentelles, une rupture des fibres nerveuses qui relient les deux hémisphères cérébraux. On peut montrer qu’ils ont alors, en eux, deux sièges de conscience, un dans chaque hémisphère cérébral. Sachant que l’hémisphère gauche contrôle à la fois le langage et la main droite, une patiente répondra, par exemple : « Je veux prendre ma robe rouge avec ma main droite, mais c’est plus fort que moi : ma main gauche prend ma robe bleue. » Elle possède en elle deux centres de décision, donc deux consciences, contradictoires et qui ne peuvent plus « harmoniser » leurs points de vue, puisque les hémisphères ne sont plus reliés.

 

Le langage enfin. Lorsque nous prononçons une phrase, nous juxtaposons des mots successifs et le sens de phrase se construit et s’intègre au fur et à mesure que nous énonçons ces mots. Donnons l’exemple d’un haïku (ou haïkou), poème d’origine japonaise, composé de trois versets de cinq, sept et cinq pieds respectivement. Voici un haïku du poète Jean Monod (extrait de Jean Antonini, Anthologie du haïku en France, Editions Aléas, Lyon, 2003). Analysons l’intégration du sens, au fur et à mesure des trois versets :

 

L'absente de tout

bouquet la voilà me dit

en se montrant l'aube

 

A la lecture du premier verset, on pense à une femme, à la lecture du second à une fleur et seule la fin du troisième verset révèle de quoi il s’agit : de l’aube, qui, bien entendu, intègre aussi sur le plan poétique les éléments précédemment juxtaposés, que sont la femme et la fleur.

 

La linguiste Stéphane Robert a pu montrer, sur de nombreux exemples qu’il n’y a pas lieu de reprendre ici, que le langage a bien la structure d’une mosaïque, au sens que nous avons donné à ce terme.

 

 

Un modèle et un appel

 

Le présent article propose un modèle qui m’est cher sur l’architecture de la complexité. On a pu montrer que ce modèle pouvait s’appliquer à l’anatomie des êtres vivants et à des processus de la pensée, comme la mémoire, la conscience ou le langage. On pourrait citer bien d’autres exemples, qu’on ne développera pas ici, y compris dans des domaines plus philosophiques comme la morale.

 

Mais le présent article est aussi l’occasion d’un appel sur lequel j’aimerais terminer. Un modèle, d’application a priori générale, devrait pouvoir trouver d’autres domaines d’utilisation que la biologie et la pensée des êtres vivants. Parmi les lecteurs qui auront parcouru ces lignes, il s’en trouvera peut-être qui penseront possible l’utilisation de ce modèle de mosaïque dans leur propre champ disciplinaire. Je les invite à prendre contact avec moi. Je serai évidemment heureux si ce petit article pouvait contribuer à étendre l’intérêt de ce modèle à d’autres domaines de construction de la complexité.

 

 

 

 

Georges Chapouthier

Directeur de recherche émérite au CNRS à l'hôpital Pitié-Salpêtrière

 

 

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Cher ami Chapouthier, Je vous ai proposé de rejoindre l'Association Des Amis du Musée de l'AP et la chaire libre de Muséologie Hospitalière pour que vous soyez au cœur d'une innovation fabuleuse: le nouveau Musée de l'AP-HP dans le nouvel Hôtel-Dieu transformé en Hôpital Universitaire de Santé Publique en 2016. Vous n'auriez pas à aller plus loin pour tester la valeur de vos hypothèses et fortifier la pertinence de votre théorie. Vous suivez sûrement l'actualité: la pagaille règne en maîtresse dans le monde de la Santé. Restons à Paris et en Ile-de-France pour focaliser le champ d'expérience. L'AP-HP se meurt, notre Mère à tous vient de vendre son ADN avec l'Hôtel de Miramion et de mettre sa mémoire patrimoniale millénaire en caisse, mourra-t-elle? Si oui, cela viendra de la volonté de faire disparaître la mosaïque communicante de sa culture d'entreprise détruite par quatre phages: l'ultracompartimentation de ses agents en monades étanches, les 35 heures, la T2A et la loi Bachelot… JFM

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